La comptine du phénix
La
flèche puis une seconde, une fois décochée, sifflèrent, parcoururent
une cinquantaine de mètres avant de se planter en plein cœur du cerf
argenté. Après sa course effrénée à travers les arbres centenaires, les
buissons aux épines tranchantes, il s’effondra littéralement mais non
moins avec noblesse, avachi par ce coup quasi-meurtrier qui avait fait
taire toute la forêt. Ses bois glorieux firent trembler la terre quand
il tomba. Deux hommes fort bien dotés par la nature, l’un, cheveux
mi-longs, bouclés et châtains avec un arc court en main, l’autre,
cheveux longs et blonds, avec une lame en fer. Ils s’en approchèrent
lentement. L’animal respirait bruyamment, le regard rougi d’amertume et
de désespoir avant de pousser un ultime râle. Ils s’accroupirent à
quelques mètres comme pour lui rendre hommage. L’animal se releva tout
à coup, encorna avec une force inouïe le jeune homme au poignard avant
de le projeter à une dizaine de mètres. Alors qu’il allait s’occuper de
l’autre chasseur, le jeune homme revint à l’assaut, et fit tomber le
cerf. Le chasseur à l’arc court le regarda pétrifié. Il le poignarda
furieusement une dizaine de fois, jusqu’à ce qu’il se rende compte
qu’il avait succombé… Il reprit enfin ces esprits :
_ Bien visé !
_
De même petit frère ! Sans ta lame, on ne l’aurait jamais eu, je crois
même qu’on ne serait plus là pour en parler… répliqua son aîné, qui se
ressaisissait. Soit, apportons la dépouille à la vieille sorcière,
comme elle l’a demandé.
Ils
prirent sur leurs fortes épaules le magnifique cadavre du cerf argenté
au pelage ensanglanté, puis ils se mirent en marche. Après un périple
sans peine d’une demi-lune, lors d’un crépuscule de printemps, ils
arrivèrent au campement. Les deux hommes furent accueillis en héros :
« Vous avez tué un des légendaires cerfs argentés ? Un vrai de vrai ? »
demandaient les uns. « Qu’est-ce qu’il est beau et rayonnant ! Malgré
les taches rouges, son pelage resplendit toujours ! » s’exclamèrent les
autres. Le vieux chef de la tribu vint à leur recontre :
_ Alors Daslika et Sikkhar? Vous nous êtes enfin revenus sains et saufs avec le trophée promis ?
_
Il n’est pas beau franchement, Daminion ? dit l’aîné. On a mis du temps
quand même pour l’avoir. Heureusement que Sikkhar a été une fois de
plus impétueux.
_ Quant à toi, on ne peut pas dire que tu aies le regard perçant d’un aigle, railla le cadet.
_ En tout cas, coupa le chef, tous les deux faites la bonne paire et êtes les héros de notre tribu.
_ Oui et j’espère qu’on sera amplement récompensé pour cet acte de bravoure, reprit Sikkhar
_
Vous verrez. L’ancienne vous attend dans la tente principale, avec la
dépouille du cerf, bien sûr. A partir de maintenant, vous êtes seuls,
sourit le chef.
La
foule accompagna les deux frères vers la tente où la chaman les
attendait. Ils soulevèrent la grande toile d’entrée et y pénétrèrent
seuls, la dépouille sur le dos. A l’intérieur brûlaient de l’encens
ainsi qu’un feu assez pâle, assez suffisant toutefois pour l’éclairage
de la pièce. Derrière ce dernier, une vieille femme avec des cheveux
gris assez longs, un visage extrêmement froissé et un chapelet de dents
acérés autour du cou, était assise sur la terre. Une flamme s’éleva
brutalement dans les airs. Les chasseurs s’immobilisèrent d’effroi.
_
Ah ! Vous voilà enfin ! J’ai senti l’odeur du cerf argenté venir
exciter mes narines. Laissez-le par terre, à ma gauche et asseyez-vous
devant le feu, je vous prie.
_ Oui, oui bien sûr ! Répondirent-ils en chœur.
Ils
s’exécutèrent avant de s’asseoir face au feu. Quelques minutes
passèrent en silence, sous les crépitements du bois qui se consumait.
Sikkhar, qui gesticulait nerveusement au bout d’un moment, interrompit
ce qui semblait être un temps de recueillement.
_ C’est tout ? Vous nous appelez pour rien ?
_
Silence, jeune effronté… Sentir l’odeur d’un cerf argenté pour une
vieille prêtresse aveugle n’est pas permis tous les jours. Si tu es si
pressé, alors que tu as devant toi toute une vie, tu n’iras jamais bien
loin ! Il faut rendre hommage à ce noble dieu, qui s’est battu
courageusement contre vous, comme me l’a soufflé le vent. Vous devez
passer la nuit ici à méditer mes enfants. Demain avant l’aube, je
l’ouvrirai afin de lire l’avenir dans ses entrailles. C’est tout ce que
vous devez savoir pour le moment.
Ainsi
ils passèrent une nuit longue, très longue sans doute, à méditer
jusqu’au petit matin, même si Sikkhar se plaignait de temps à autre de
quelques maux de tête, d’avoir toujours dans son esprit l’image du cerf
argenté. La chaman lui imposait immédiatement le silence. A l’aurore,
où les dernières étoiles disparaissaient du ciel, et où la pleine lune
se couchait, tous les trois sortirent, les frères portant sur le dos le
cerf qui fut déposé non loin de l’entrée de la tente, sur un tapis
d’herbe où la rosée s’épanouissait. La sorcière demanda à Sikkhar
d’inciser l’abdomen de l’animal avec le couteau, celui-là même qui
avait achevé le cerf. Du sang caillé s’en échappa. Elle s’accroupit
devant l’ouverture béante, plongea les mains à travers les entrailles
du cadavre.
Dans
le village, on racontait que la prêtresse était capable de voir
l'avenir à travers ses yeux aveugles en plongeant les mains dans les
entrailles des animaux morts, comme pouvait le faire les haruspices
romains. Elle avait demandé aux deux frères de chasser un cerf argenté,
afin de désigner le successeur du vieux chef, Daminion. Elle resta dans
cette posture jusqu’à l’aube. Son visage ridé était tiqué d’un sourire
crispé, signe que les oracles semblaient de mauvais augure. Une étoile
filante traversa le ciel. Enfin elle se releva. Sa tête se courba vers
le levant qui l’inonda de sa lumière. Elle s’exprima aux deux frères en
ces termes :
_
Je ne peux malheureusement pas désigner l’un de vous deux pour le
moment, pour diriger le clan. Dans les temps futurs, vous devrez
choisir entre vous et vos frères, mourir ou nous détruire… Notre destin
ne pouvait être pire. Toutefois, une Rédemption est possible, je l’ai
senti à travers l’étoile filante. Oui, un oiseau de feu a traversé le
ciel pour apaiser notre douleur. Il faut que vous rameniez son sang
pour assurer la pérennité éternelle de notre tribu. Je le vois, il est
sur une montagne de feu à l'ouest, qui est aussi enflammée que l'astre
du jour... Il me parle ! .... ... ... Il vous attend ! Partez dès à
présent à sa recherche !
_ Nous irons ! répondit Sikkhar déterminé. Un volatile, c’est plus facile qu’un cerf, non ?
_ Certes, je crois en plus que nous n’ayons guère le choix, ajouta Daslika.
Sikkhar s’en alla aussitôt chercher les armes et quelques affaires pour la route. Il tendit l’arc et son carquois à Daslika.
_ Allez, en route Grand Frère !
_
Attendez, attendez ! S’exaspéra l’ancienne. J’ai un cadeau pour toi
Daslika de la part d’Emmeles. Elle n’a pas pu te le confier, elle s’est
retirée près de la rivière. Prend ce collier de dents, avec cette
petite flûte en roseau. Elle pense beaucoup à toi. Allez maintenant,
enfants du soleil couchant, partez rencontrer votre destinée ! »
Ils
partirent silencieusement, sous le regard attentif des quelques
villageois qui venaient de se réveiller. Maintenant, Daslika savait
qu’il devait revenir pour Emmeles, qui l’avait choisi lui, et non son
frère. Se retirer signifiait chez une femme du clan qu’elle allait se
marier à la prochaine nouvelle lune. C'était une fille d’un âge mur, à
la chevelure longue et brune, considérée comme la plus belle fille du
clan. Quel mariage faste ce serait s’il lui ramènait l’oiseau de feu !
Les
deux frères s’en allèrent vers l’Occident. Pendant une demie lunaison,
ils traversèrent des bois touffus, des rivières au courant violent,
combattirent un ours et une horde de loups affamés. De plus en plus
souvent, Sikkhar se plaignit de ses maux de tête, il lui arrivait de
cauchemarder de ce cerf argenté. Son frère le rassurait, l’animal avait
été tué de ses propres mains. Puis ils gravirent des collines aux
pentes raides jusqu’à se trouver en face d’une montagne avec un cône en
guise de sommet. Tout était calciné autour, rien ne poussait. Daslika
s’exclama en pointant du doigt la montagne :
_ Nous voilà enfin arrivé ! Des fumées s’échappent du haut de la montagne.
_ Oui, enfin. L’oiseau doit être en haut.
Ils
escaladèrent la montagne, non sans difficulté car la fumée commençait à
s’épaissir et les cendres, encore chaudes, leur brûlaient les pieds.
Ils parvinrent au bout du gouffre. La fumée recouvrait totalement le
cratère, avant de se dissiper brutalement, laissant apparaître un
chemin qui conduisait au centre sur lequel siégeait sur son immense nid
de paille, le magnifique oiseau de flammes et ses longues plumes dorés
en guise de queue. Ils allèrent à sa rencontre, puis arrivèrent à
quelques mètres de lui. Ce roi légendaire, qui d’après certains dires
était immortel, les regardait fixement, ne tentant même pas de
s’enfuir. Les frères se préparaient déjà à dégainer leurs armes quand
tout à coup :
_
Enfin vous voilà arrivé, n’essayez pas de me tuer, moi le Phénix, car
je vais vous faire un immense cadeau, quelques gouttes de mon sang et…
_
Balivernes ! s’écria Sikkhar pris d’un accès de folie. Ce que je veux,
c’est ta tête, c’est de me marier, c’est d’être le chef de la tribu,
c’est de me venger car tu ne m’as pas sauvé alors que nous étions liés
par le pacte de la nature face à ces maudits humains qui ont massacré
sans pitié les miens.
Il
se précipita, décapita l’oiseau d’un coup de poignard. Il prit sa tête,
la brandit en l’air comme un nouveau trophée avant de saisir son corps
et de boire comme une gourde le sang qui en giclait. Daslika ne bougea
plus, tétanisé par un spectacle qu’il avait du mal à comprendre.
Sikkhar n’était qu’un animal assoiffé. Des poils argentés se mirent à
pousser sur son corps. Soudain le Phénix reprit mélodieusement la
parole une dernière fois : « C'est ce qui me semblait, cerf argenté, tu
avais donc si peur de la mort, si peur de mourir. Ce sera donc toi
l'immortel. Tu es condamné à souffrir pour l'éternité à travers la
haine, la folie, tu ..." L'oiseau n'eut pas le temps d'achever sa
phrase car Sikkhar jeta le corps et la tête dans le cratère en criant
longuement : TAIIIIIIISSSS-TOIIII ! TAIIIISSSS-TOIIIIIIII !" La terre
se mit à trembler. Des jets de lave commencèrent à fendre le sol.
Daslika se ressaisit en pensant qu’il devait retourner au pays pour sa
bien-aimée. Il prit plusieurs flèches de son carquois qu’il décocha
violemment sur son frère qui se transformait. Il vacilla, puis tomba au
bord du précipice. Il se releva, comme s’il n’avait senti que de l’air
passer à travers lui. Sikkhar retira les flèches sans que la moindre
goutte de sang ne tombe. Dans un rugissement de colère, il se rua sur
son aîné, le transperça plusieurs fois, rompit le collier d’Emmeles
avant de le jeter au cœur du volcan, comme l’oiseau de feu quelques
instants auparavant, sans raison propre, son unique frère, qui l’avait
vu grandir, qui l’avait aidé, qui lui avait appris à chasser… Juste
avant de s’envoler dans les abîmes enflammés à travers des cris et des
pleurs, la flûte s’échappa de son carquois et des notes de musique s’en
échappèrent. Cela calma Sikkhar. Il redevint humain. Quelques secondes
passèrent, interminables. Il ne s’était pas rendu compte de ce qu’il
avait fait. Il pleurait juste. La montagne était sur le point
d’exploser. Sikkhar comprit qu’il ne fallait pas s’attarder, il
s’éloigna aussi vite que possible de la montagne.
Du
haut d’un arbre, il assista à la colère de la montagne, lorsque
soudain, une boule éblouissante de lumière s’en échappa. Sikkhar ne sut
expliquer le phénomène. Pendant toute une nuit, il rendit hommage à son
frère, repensant à tout ce qu’ils avaient pu faire ensemble dans leur
tendre enfance jusqu’à devenir des chasseurs endurcis. Il enterra le
collier sous un bouleau sur lequel il grava un joli oiseau avec son
poignard taché de sang séché.
Durant
des lunes et des lunes, des jours et des nuits sans fin, il errait sans
jamais s’arrêter, ni pour manger ni pour dormir, à travers la forêt,
les bois, au bord des torrents, pour que ce qui s’était produit ne se
reproduise jamais, par peur de lui-même.
Un
jour, par hasard, il revint au campement. C’était le crépuscule.
L’endroit était complètement déserté. Il ne restait qu’une tente d’où
résonnaient de biens douces notes de musique. Sikkhar y pénétra non
sans curiosité, accompagné d’un sentiment d’apaisement que provoquait
cette harmonie musicale. Pour la première fois depuis longtemps, il
revit Emmeles qui l’accueillit très chaleureusement. Ils discutèrent
jusqu’au bout de la nuit autour d’un bon repas composé de divers
gibiers et d’un bon feu. Emmeles lui raconta qu’un oisillon fait de
flammes et à la queue dorée était venue à sa rencontre au bord de la
rivière pour lui annoncer la mort de Daslika. La tristesse la
submergea, surtout quand elle apprit que Sikkhar était le meurtrier.
Toutefois, l’oisillon lui avait dit aussi que Sikkhar n’était en aucun
cas responsable de cet acte, puisque possédé par un esprit qui
réclamait uniquement la vengeance. Il lui dit aussi qu’il fallait lui
pardonner, même si cet esprit influencera toujours le jeune homme et
qu’elle devait retourner au village pour l’attendre. Daminion et le
clan préférèrent partir, croyant aux décès des deux frères durant leur
périple même si l’ancienne le contredisait.
Ils
vécurent ainsi au rythme des discussions, de la musique qui
s’enchaînait comme les jours et les nuits. Quelques semaines plus tard,
un jour de pleine lune, ils s’épousèrent selon les anciens rites du
clan. Plusieurs années passèrent, les enfants venaient nombreux, puis
grandissaient. Il y en eut dix. Emmeles vieillissait, Sikkhar, maudit,
restait jeune, inchangé. Un jour, elle mourut sans souffrance, dans son
sommeil. Ses enfants purent fonder une nouvelle tribu, perpétuant
l’histoire de Daslika et de Sikkhar, vaillants guerriers.
Quant
à ce dernier, à la mort de sa femme, il alla se retirer dans les
montagnes car il avait peur que la folie ne le reprenne, dit-on et on
ne sut jamais ce qu’il était advenu de lui. On raconte que parfois,
lors des nuits de pleine lune, un chant mélancolique et très doux
résonne à travers les forêts et les montagnes, et d’aucuns avouent
avoir vu un cerf argenté errer dans les bois voisins du campement…
Enfin
une version veut que Sikkhar soit reparti à la recherche du Phénix afin
qu’il le libère de sa malédiction, car il n’avait plus de raisons de
vivre sur cette terre, sans son frère, sa femme, mais ceci est une
autre histoire…
Ainsi
s’achève la comptine du Phénix, transmise à l’oral depuis des
générations et des générations par une tribu d’un pays d’Asie lointain,
très lointain, qui se nommaient eux-mêmes les Oméens.